The Private Eye en 10 Planches

« Si nos parents ont eu peur de Big Brother, notre génération est devenu Big Brother », une génération d’exhibitionnistes partageant volontairement chaque détail de notre vie privée. Mais l’explosion du cloud a révélé que nous partagions uniquement cette version édulcorée de notre personnalité. Propriétaire de nos triomphes quotidiens et de nos photos de famille, le Cloud détient aussi nos secrets les plus fous, nos recherches google et notre historique internet. Dans The Private Eye, comme un Wikileaks déversé sur l’humanité toute entière, notre vie cachée devient instantanément disponible pour tous. Notre employeur, nos voisins, nos amis et nos ennemis. Des carrières professionnelles sont perdues, des réputations sont ruinées, des amitiés sont aliénées et des existences sont anéanties. » Voici le pitch du scénariste Brian K. Vaughan. Issu de ma liste des meilleures BD, voici The Private Eye en 10 planches.

10. Brian K. Vaughan

Un grand scénariste de BD : Brian K. Vaughan avec des affiches partout sur la photo
Un grand scénariste de BD : Brian K. Vaughan

Vaughan a écrit pour X-Men et Batman et a travaillé durant 3 saisons pour la série Lost. Il a surtout gagné sa prestigieuse réputation grâce à des BD comme Y : Le dernier homme, Saga, Ex Machina ou Paper Girls. Certains de ces titres ont reçu de nombreux trophées et une critique abondante. Considéré par certains comme l’un des plus grands scénaristes BD de ces 20 dernières années, Vaughan surprend toujours son lecteur par sa capacité et sa rigueur dans le récit. Un récit structuré et une intrigue toujours bien ficelée donnent à ses BD « l’impossibilité de fermer le livre et la déception de voir arriver la fin ». Y : Le dernier homme doit être adapté au petit écran en 2021 sur la plateforme Hulu. Et pour les grands fans de Saga, Vaughan a annoncé sur Instagram que Fiona Staples et lui se remettaient à travailler sur la BD. Encore un peu de patience ! Vaughan est enfin à l’origine de la plateforme Panel Syndicate où vous pouvez obtenir de nouvelles créations, en payant ce que vous voulez. Je vous conseille d’aller y faire un tour. Le concept est très intéressant et donne un site légitime aux créateurs en cette période compliquée.

9. Marcos Martin

Un spider-man illustré par Marcos Martin où on peut observé tout le travail d'un illustrateur au coup de crayon si particulier. Tellement propre;
Un spider-man illustré par Marcos Martin

Marcos Martin est un illustrateur catalan (et oui ça existe même aux Etats Unis). Il a travaillé à la fois chez Marvel et DC. Vous pouvez le retrouver sur des titres comme Amazing Spider-man, Daredevil ou Dr. Strange pour ne citer qu’eux. En 2013, avec Brian K. Vaughan et Muntsa Vicente, il créé la plateforme Panel Syndicate pour, dans un premier temps, distribuer ses propres créations. Le lancement de cette plateforme fut possible grâce à The Private Eye qui connu un succès immédiat. Lors de sa sortie, cette BD a reçu une grosse couverture médiatique, déjà par son prix (« pay what’s right ») mais aussi pour être l’une des premières BD complètement en ligne (avant le support papier).

8. The Private Eye

Couverture de l'ouvrage The Private Eye
Couverture chez Urban Comics

Imaginez une vie sans internet. Pour vous aider voici The Private Eye, une magnifique BD de science fiction écrite par Brian K. Vaughan, illustrée par Marcos Martin et coloriée par Muntsa Vicente. Le premier épisode fut publié en ligne en Mars 2013. En 2015, cette série se fait un Eisner pour meilleur webComics. Elle est publiée depuis 2017 en français par Urban Comics pour ceux qui préfèrent le support papier. A peu près 50 ans avant que l’histoire commence, toutes les données stockées sur le cloud sont entrées malencontreusement dans le domaine publique. Ce qui veut dire que la photo chaudasse sur votre téléphone, la recherche bizarre que vous avez faite sur Google, tout votre historique porno de navigateur, TOUS les moindres détails de votre vie en ligne ont été à disposition du public pour une durée de 40 jours. Voilà pour le pitch.

7. L’identité et l’anonymat

Les rues du futur selon Brian K. Vaughan
Des voitures volantes mais pas d’internet dans le futur

La quête de l’anonymat qui était le graal de chacun à l’époque d’internet se transforme en une multitude de personnalités secrètes. Cachée derrière un masque, la population jouit de la dernière forme de vie privée qui lui est encore donnée. Ceci est le prix de la liberté, abusée par des décennies de partage digitale. Avant le scandale de Ed Snowden et les pratiques d’espionnage de la NSA. Avant les selfies nues de Jennifer Lawrence volés sur internet. Il y a cette BD qui nous révèle à quel point notre mémoire est devenue indissociable du Grand Cloud.

6. La multi-personnalité des anonymes.

L’enterrement d’une personne aux identités multiples.

De ce cataclysme digital émane un nouveau style de vie qui s’illustre à travers des masques comme par exemple cette cérémonie où une femme se fait enterrer avec toutes ses identités appelées « nyms ». ExWhyZed, Ms Exhalted, Beverly Hillson, Thomboy, 4hardwire6. Voici le Futur tel que The private Eye nous le décrit. Les citoyens se sont complètement incaparés le 4ème amendement de la constitution américaine. “Le droit de protéger ses identités, ses propriétés et ses effets contre les recherches et l’intrusion , ne seraient être violé, et aucune autorité ne peut lever ce droit sans avoir de preuves irrévocables données sous serment. (…) ». A partir de 18 ans, chacun possède au moins un costume et un masque pour protéger sa véritable identité en public. En réalité, tout le monde possède plusieurs costumes en fonction de leur activité (travail, ballade dans le parc, etc…).

5. L’intrigue

Soyez anonyme, même dans le metro

L’intrigue nous oblige à réfléchir à notre dépendance. Et c’est aussi le paradoxe de cette BD qui expose la drogue d’internet et qui se publie uniquement en ligne. En tant que société de consommation, dépendons-nous presque uniquement du Grand Cloud ? Je ne parle pas uniquement de nos photos de famille ou des vidéos de chatons mais de tout le reste. Notre dossier de santé, nos messages de famille, tous nos achats, notre localisation GPS, notre historique Internet, nos contacts téléphoniques… Et si notre mémoire n’était plus que virtuelle, stockée quelque part dans un nuage… Soyons sérieux, je connais certaines personnes qui ne connaissent même pas leur propre numéro de téléphone… Et si tout ça existait déjà ?

Et puis soudainement, toutes ces infos deviennent publiques…

4. La ville

Les couleurs de la ville sont vraiment fantastiques

Cette nouvelle organisation et l’interaction que propose la population de Los Angeles sont un vrai régal pour les yeux du lecteur. Pas un citoyen ne se ressemble. Des têtes d’animaux, des robes de soirée en pleine journée, des costumes de saison, mais aussi des combinaisons modulables en fonction de l’humeur… Vous désirez une nouvelle tête, quelqu’un peut vous la vendre. La ville est à la fois très futuristique avec des voitures qui flottent et en même temps très archaïque puisqu’il n’y a plus internet pour organiser les pièces du puzzle. Ce qui choque quand on lit cette BD de science fiction, c’est qu’on ne voit aucun telephone portable, aucun ordinateur… Au contraire, on voit réapparaitre les cabines téléphoniques et des tubes de communication. La population n’a plus sa tête dans les écrans et les parcs sont remplis de gens avec de vrais jeux et de vrais livres (pour contextualiser la scène, allez dans un parc aujourd’hui).

3. La dualité et la singularité des générations

La génération Facebook vs La nouvelle vague

Le héros de l’histoire, qu’on pourrait associé à l’antihéros de notre littérature moderne, est un mystérieux jeune homme qui se nomme P.I. ( et dont l’abbreviation est le symbole Pi). Il est engagé par une femme fatale pour creuser dans son passé afin de découvrir les traces qu’elle aurait pu laisser à des employeurs potentiels. En acceptant ce boulot de détective, P.I. va déclencher une série d’évènements qui va bouleverser sa vie privée. De puissants enemies et une société secrète s’attaqueront à tout ce qui importe à P.I. Même si tous les citoyens se reconnaissent dans cette nouvelle société anonyme, il reste quelques anciens irréductibles qui ont connu « l’ancien monde ». Cette génération Facebook représentée par le grand père de P.I. refuse de cacher leur identité et lutte pour s’adapter à un monde où « tu ne peux avoir de WiFi dans la maison parce que ça n’existe plus… ». Voilà donc une société complètement déconnectée qui paradoxalement, continue à fonctionner sans les distractions digitales qui dictent nos vies, nos passions et nos calories.

2. La violence

La vie privée a un prix

Pour rendre le futur encore plus violent, les journalistes sont devenus des agents travaillant pour un bureau d’Etat : Le 4ème pouvoir. Habillés de manteaux à la Columbo et affublés de leur carte de Presse – Agents fédéraux, Ils protègent les citoyens contre les groupes de terroristes renommés maintenant paparazzis et détectives privés. Vous voulez savoir ce qui est arrivé à votre amour de lycée ? si votre voisin vient d’avoir un bébé ? ou tout simplement quelle est la rumeur au boulot ? Il vous faudra alors passer dans l’illégalité et la violence pour payer ces fameux détectives comme P.I. C’est une violence de l’information qui renseigne notre monde sur la valeur de l’anonymat.

1. Notre futur

Le vespa du futur

Vaughan ne se cache pas dans The Private Eye et va même jusqu’à investir des marques et des entreprises actuelles dans son futur. Ainsi vous pourrez voir ce que devient GAP ou Mc Donalds, vous allez même pouvoir observer des personnages lire de vrais livres ou écouter des vinyles (pas communs dans une BD de Science Fiction). Il n’y a pas vraiment de SuperHéros, mais plutôt des personnes ordinaires vivant une vie qui aujourd’hui parait complètement anormal. Une société qui, par abus de partage facebook et de vivre dans le regard des autres, a contrarié ce désir de vie privée réclamé par tous. Il faut avoir beaucoup de talent et un certain sens de l’ironie pour créer une BD qui raconte la déconvenue de notre technologie mais qui ne se veut vivre que par le digital (d’où l’édition en ligne). Est ce les prémices d’un Apocalypse digital ? Internet sera t’il obsolète dans 50 ans ?

Conclusion

Vaughan illustre son intention avec des propos qui résonnent aujourd’hui plus encore que lors de la parution de cette BD.

« J’ai peur, particulièrement depuis que j’ai des enfants, sur la manière dont internet élimine notre droit à l’oubli. La moindre transgression dans notre vie privée peut avoir des effets monstrueux sur notre futur. Je pense que les gens ne réfléchissent pas à la vie privée qu’ils partagent. Même si nous n’avons rien à cacher, il nous faut garder cette notion de jardin secret. Nous commençons à stocker notre mémoire dans des endroits qui nous possèdent en réalité. Et un désastre comme cette BD pourrait probablement arriver, sous forme d’accident, ou sous la forme d’une déclaration de guerre. La somme de toutes ces informations stockées constitue une opportunité pour de futures aggressions »

Vaughan – Entretien – https://bleedingcool.com/comics/the-end-of-private-eye-talking-to-brian-k-vaughan-and-marcos-martin/

Vous et moi participons activement à ce problème. Nous commençons à masquer notre identité avec des pseudos sur facebook (évitant que des ressources humaines se fassent une idée de nous avant le premier contact). Effaçant de vieux tweets pour ne pas donner de munitions à un concurrent. Désespérement essayant d’effacer cette vidéo sur YouTube où on peut vous voir jeter votre chat sur la moquette, afin de pouvoir adopter un animal de compagnie à la SPA du coin… Ces situations se multiplient de plus en plus face à nos pulsions du partage, partage, partage… Car il y aura toujours quelqu’un pour creuser, creuser, creuser… Qu’on le veuille ou pas, Mark Zuckerberg et Tom Anderson ont changé nos vies.

Avis

C’est toujours difficile de donner un avis sur quelque chose de gratuit. Surtout si celui qui lit veut avoir une idée sur la rentabilité de son achat. Si vous voulez savoir si The Private Eye vaut que vous lui accordiez un peu de temps. Je vous dis : Absolument. En plus d’être une excellente analyse de notre dépendance à la technologie, c’est un ouvrage visuel magnifique sur un futur pas si lointain et tellement évitable. Un tremblement de terre ou une tornade sont difficilement anticipés. Une guerre entre puissances nucléaires peut s’envisager mais rarement du point de vue du citoyen lambda. Mais l’explosion du cloud et les effets d’un événement si dévastateur aura un impact sur chacune de nos vies, et les contrecoups existeront aussi longtemps que les informations seront publiques. Bienvenue dans The Private Eye !

De préférence en Librairie ISBN # 979-1026810667 ou sur Amazon : 
The private Eye

Peioa

4 commentaires sur “The Private Eye en 10 Planches

  1. En voilà une BD qui a l’air passionnante, avec un regard sur un futur différent de ce qu’on a l’habitude de liren Je ne connaissais pas… mais ton article met l’eau à la bouche ! Elle a l’air top. Je vais y jeter un œil de plus près :). Merci pour cette découverte !

  2. Une vie sans internet ?! Voilà une idée intéressante, mais difficile de se projeter dans cette idée.

  3. Les planches me font penser à Lubomir Arsov « A Modern Odyssey » C’est à la fois glaçant et tellement perspicace ! Belle découverte.

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